« Résistance mentale »
Dans les blindés, la climatisation devait prioritairement protéger les systèmes de combat et il fallait économiser le carburant avant de rafraîchir les hommes. Le sergent-chef mécanicien, Eddie, a vécu comme à la mine cinq mois durant.
« Le chef te dit dès le matin : “Il faut que ça roule”, et tu commences à cogiter. La journée, on roule. La nuit, on répare. C’est la surchauffe. Le délai, le délai ! Voilà le mot-clé. » Trop de pression ? En passant ses mains sur son visage doux, le légionnaire malgache éclate de rire :
« Je ris parce que c’est fini ! »
Le « 2e étranger » a connu une vingtaine d’affrontements avec les groupes armés du Mali.
« A 20 mètres » de l’ennemi dans certains cas, signale un légionnaire. Nul n’a jamais sous-estimé cet adversaire du Sahel, accrocheur, déterminé. Il a tué en mai deux légionnaires d’un autre régiment. La fausse tranquillité des bivouacs est entrée dans la mémoire du sergent Josua, le Sud-Africain aux yeux turquoise.
« C’est quand on se repose qu’il faut faire le plus attention. » Son groupe a capturé un cadre de l’EIGS.
« Pour vous, on peut dire que le bilan est fait », l’a félicité le général de « Barkhane ». Le sergent a 24 ans, la plupart de ses hommes vivaient leur premier engagement.
« A la Légion, témoigne-t-il,
j’ai appris la résistance mentale. »
Le succès, à les entendre, est affaire de préparation à la guerre.
« On s’est entraînés très durement avant de partir. On se prépare exactement à ce genre de chose. C’est toujours une satisfaction de voir que le travail paie », balaie le capitaine Jordan, à la tête de la 4e compagnie. L’entraînement les a poussés dans leurs retranchements ; ils ont répété les gestes du combat jusqu’au réflexe. Il reste à comprendre cette endurance, cette capacité inouïe à encaisser.
« Tant que son chef est bon avec lui, le respecte et lui donne des ordres cohérents, le légionnaire va au bout de la mission », estime le commandant Dominique, à l’état-major.
« La limite est celle d’un homme. Ils viennent toujours de la misère pour s’engager, mais toujours pour l’aventure. » Certains se consument à ce contact. Ce n’est pas le sujet, en ces jours de retour d’opérations.
Le capitaine Jordan, commandant les hommes de la quatrième compagnie au Mali, pose dans son bureau, à Nîmes, le 31 juillet. EDOUARD ELIAS POUR « LE MONDE »
Renoncer aux extras
« On a peu de limites humaines, avec la Légion étrangère », admet le capitaine Jordan. Au Mali il n’y eut pas même un coup de chaud, mortel au sens médical du terme. On a déshabillé, arrosé et ventilé des gars, parfois. Evacué ceux qui étaient atteints de coliques néphrétiques. Sur les postes isolés du Gourma, l’ordinaire ne pouvait être amélioré. Le Covid, mais aussi une fièvre frappant le bétail dans la région, a contraint les légionnaires à renoncer aux extras pour agrémenter les rations. Entre la déshydratation et l’effort, ils ont perdu 10 à 15 kg.
Le médecin chef Xavier se réjouit que l’on ait
« gardé un haut niveau opérationnel sans aucune blessure de guerre à déplorer ». Pour le toubib, aussi solide que ses patients dans son treillis,
« sans parler d’exploit, le légionnaire est quelqu’un qui est capable de faire une marche de 50 km avec sac au dos et armement, de tenir jusqu’à cent jours sur le terrain, tout en appliquant les règles d’hygiène qui permettent de durer ».
En cette fin juillet, au quartier Chabrières, on attend donc les permissions avec la satisfaction du devoir accompli et une fatigue que l’on tait. On a
« fait du bilan », même si l’état-major à Paris refuse de donner le nombre d’ennemis tués par « Barkhane » – sûrement plus de 600 depuis le début 2020 – ou celui des prisonniers. Le colonel Guerry évoque la neutralisation d’un artificier important de l’EIGS, de plusieurs poseurs d’engins explosifs. Il cite les milliers de munitions saisies, les tonnes de matériel prêt à fabriquer des bombes, le renseignement accumulé.
Au centre, l'aumônier militaire, en tenue de cérémonie et de retour du Mali, rejoint la place d'armes pour la passation de commandement. EDOUARD ELIAS POUR « LE MONDE »
Aux plus jeunes qui ont éprouvé leur âme, l’aumônier a cru bon de rappeler la doctrine de l’Eglise :
« Un militaire agit sous l’uniforme, et le feu est toujours délivré dans le cadre de la légitime défense. » Le curé, un Breton de Cesson-Sévigné (Ille-et-Vilaine), s’est déplacé de poste en poste dans le Gourma, lui aussi, pour délivrer des mots encore plus clairs. Face à l’ennemi,
« c’est toi, ou lui », a-t-il rappelé aux légionnaires. Dans son bureau-chambre à Nîmes, sous un petit portrait du pape François, il assure que
« cela remet les choses en place et permet de poursuivre la mission dans un esprit apaisé ».
Sas de décompression
Le 10 mai, la 2e compagnie avait commencé la traque d’un groupe de vingt combattants, qui lui ont filé entre les doigts à plusieurs reprises. Quatre jours plus tard, quand les djihadistes ont commis l’erreur d’allumer un téléphone portable, une opération de frappe française comprenant un drone a eu raison d’eux. Les hommes de Nîmes ont peigné le sol pour
« l’évaluation » du bombardement. Des corps ennemis pulvérisés, ils ne parlent pas. Le colonel évoque
« un moment difficile ». Le retour à la caserne possède la vertu d’un sas de décompression, juge le médecin.
« Les gens peuvent rediscuter entre eux de leurs actions de combat, faire un récit commun avant de partir en repos. » Après ce mandat « Barkhane » si intense, il guette les blessures psychiques. Pour l’heure, quelques signaux d’alerte, sans plus.
« Il faut rester humble, cela vient plus tard. »
Deux soldats de la quatrième compagnie, de retour du Mali, dans leur chambrée. 31 juillet. EDOUARD ELIAS POUR "LE MONDE"
Mais, pour ces soldats venus du monde entier, ce n’est jamais assez. La plupart parlent déjà de repartir. Après cinq mois de guerre, il faut juste retrouver forme humaine. Le « 2e étranger » remise donc ses armes et se rassemble. Tensions et incompatibilités d’humeur doivent se taire. Rendez-vous à « l’oasis », la terrasse conviviale de la caserne.
Debout au micro, un capitaine taillé à la serpe passe le relais à son successeur, saluant le travail de ses caporaux serrés sous les mûriers, tandis que les grillades sifflent sur les barbecues.
« Nous avons bien travaillé, et nous avons été chanceux, aussi, ne l’oublions pas. » Chacun sait qu’à l’été 2018, deux compagnies du régiment ont manqué de cette chance à Gao, quand un véhicule-suicide a blessé lourdement quatre soldats. Venu de Biélorussie, le caporal-chef Vladimir y a laissé son dos, brûlé, sa jambe, pulvérisée, et une part de ses rêves, qui ont cédé la place aux cauchemars. Après dix-huit mois d’hôpital, son espoir, aujourd’hui, colle à l’atmosphère à la fois grave et légère des retrouvailles.
« Je peux me tenir debout. J’aimerais bientôt reprendre le vélo. »